La promesse d’une rencontre Toi sans qui le monde [Trajet d’une chambre à coucher]

Marcher 1637 km à travers la France avec pour unique compagnon de voyage... un lit. C’est le pari fou de Laëtitia Madancos, autrice et performeuse de la compagnie L’Entaille. À partir du 13 avril 2024, elle a entrepris cette traversée singulière, reliant Marseille au Havre en quatre mois, avec son lit pour seul bagage. Toi sans qui le monde [Trajet d’une chambre à coucher] n’est pas seulement une performance artistique insolite, c’est une exploration qui, à travers chaque pas, interroge notre rapport à l’espace public, à l’habitat et à nos relations. Pour ce faire, Laetitia a bénéficié du dispositif Hors Cadre de l’association des CNAREP. Un soutien spécifique dédié aux artistes qui entreprennent de franchir les lignes et de creuser les marges de l’art dans l’espace public.

(c) Ilsen

Une crise de la relationnalité

Si Laetitia a mûri son projet pendant plusieurs années, quelle a été l’étincelle qui a déclenché cet élan artistique ? Une piste de réponse pourrait se trouver dans cette réflexion du philosophe et historien Jean-Marc Besse : "Parce qu’habiter, c’est se tenir dehors. Parce qu’habiter, c’est aussi être habité. (...) Un monde sans horizon, c’est-à-dire sans paysage, sans bout du monde qui suscite le désir, n’est tout simplement plus un monde." Cette idée de l’habitat résonne profondément dans la démarche artistique de Laetitia, qui interroge notre capacité à véritablement habiter le monde.

L’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr partage une réflexion complémentaire en parlant de la "crise de la relationalité" que traverse notre époque. Cette crise reflète une incapacité à envisager les relations humaines et les espaces partagés comme sources d’enrichissement mutuel et de fécondité. Pour habiter le monde différemment, il faudrait repenser notre perception de celui-ci, en opérant ce qu’il appelle "une réélaboration du sensible et du perceptible". Dans cette transformation, le langage — et en particulier le choix des mots — pourrait bien être la première pierre posée pour créer un "monde commun".

(c) Ilsen

Faire émerger l’inaperçu, le dissimulé, le caché

Laetitia pose justement des mots quotidiennement sur son expérience. Elle écrit une lettre par jour. Elle tisse au fil des kilomètres la tentative d’un nouveau récit. Un récit qui pourrait "manquer à Notre histoire", un “contre-récit qui visibiliserait l’inaperçu, le dissimulé, le caché”. Elles consignent dans ces lettres, mais aussi dans des carnets, et sur les réseaux sociaux tout ce qu’elle traverse. Des rencontres humaines jusqu’à ses déplacements intérieurs. En croisant ces diverses réflexions, on comprend où Laetitia puise la force de marcher 4 mois sur les routes de France et parcourir les 1637 km qui séparent Marseille du port du Havre.

Je marche, je pousse mon lit entre Marseille et le Havre.
Deux villes-mondes.
L’une au Sud, l’autre au Nord.
L’une tournée vers la Méditerranée, l’autre vers l’Atlantique.
Deux ports qui innervent le monde.
Une diagonale qui traverse 17 départements, 6 régions, et longe 3 fleuves :
le Rhône, la Loire, la Seine. Un grand écart. Un bord à bord de 1637 km.

Laëtitia Madancos

Nouons-nous

Mieux habiter le monde passe nécessairement par un désir de rencontre. Il y a d’abord celle avec le paysage, parfois en marge des zones d’aménagement urbaines (ce que Gilles Clément appelle le “tiers-paysage”). Puis un désir de venir à “notre” rencontre. Un geste qui tente de (re)coudre le tissu de la relation que notre société post-industrielle a progressivement élimé.
Cette performance est donc une invitation à “nous” rencontrer, à renouer avec ce "Nous" qui n’est pas le pluriel de “Je” comme le rappelle le linguiste Emile Benveniste, mais qui est le résultat d’un "je" ouvert, qui s’est dilaté, déposé au-dehors, élargi.

Sur la route

Le 19 juin Laëtitia est à mi-chemin et publie sur les réseaux sociaux : « 818 km, une première moitié parcourue, une folie ». Équipée de pneus adaptés pour la route, elle pousse inlassablement son lit depuis Marseille. 70 kg de charge, 12 à 25 km de marche par jour. Après 800 km parcourus, elle n’aura crevé qu’une seule fois. Sur la route, elle croise des automobilistes qui lui manifestent toutes formes d’encouragements. « Il y a un phénomène de rumeur qui s’installe », raconte-t-elle au micro de l’émission Carnets de campagne sur France Inter. S’ils se partagent le même espace, ils n’avancent pas au même rythme. Des habitants croisent Laëtitia avec son lit plusieurs fois dans la même journée. D’autres font sa connaissance par hasard, en cherchant un peu de soleil sur leur balcon, comme cette femme qui témoigne sur Facebook : "quelle ne fut pas ma surprise de voir ce petit rayon de joie arriver, poussant un lit".

Lorsqu’elle arrive à un endroit pour y passer la nuit - une place de village, un centre social, un lieu culturel, une ferme ... - la discussion s’engage avec les habitants. Et c’est souvent l’étonnement de la démarche qui impulse les premières discussions. Si le coeur de son projet artistique est justement de faire récit de toutes ces rencontres, elle s’attache à ne prendre aucune note, elle préfère vivre pleinement l’instant. Elle réserve ce temps d’écriture (environ 2h à 2h30 par jour) pour plus tard, dans un moment plus solitaire et introspectif.

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L’endroit du « Commun »

« Je veux faire effraction dans le réel, créer des situations qui permettent l’étincelle possible d’une rencontre » rappelle Laetitia. Et c’est ce qui se passe lors de chaque arrêt. Son protocole, imaginé et testé des mois en amont avec son équipe artistique, vise à installer un endroit de décalage, de folie, un droit d’existence. "Et si je marche tous les jours c’est justement pour nous remettre en mouvement" précise-t-elle. Chaque personne rencontrée est ainsi invitée à la suivre sur les étapes suivantes pour constituer ce qu’elle appelle "une horde". Elle cultive le rêve d’un grand rassemblement au Havre, de tous ces visages rencontrés, point d’orgue et final de son parcours.

Il me reste 269 km à parcourir.
Je peine à y croire.
Mes yeux laissent s’échapper quelques gouttes de pluie.
Il est 10h09, le café rue Charles Chacheleux à Pont-de-l’Arche m’applaudit.

Laëtitia Madancos

Constituer « une horde » n’est probablement pas un choix de langage anodin pour l’artiste. Dès le début de l’humanité, faire horde, famille, clan ou société furent les premières réponses pour assurer la survie des groupes humains et permettre d’affronter les défis imposés par leur environnement. Le défi majeur de notre époque aujourd’hui consisterait davantage à faire société humaine, et plus largement à construire une société qui engloberait toutes les formes du vivant. Et si Laëtitia porte son propos artistique dans l’espace public c’est aussi pour revendiquer l’endroit du « commun ». Il s’agit de reprendre cet espace comme un lieu de cohabitation où s’écrit au quotidien des récits ordinaires qui portent en chacun d’eux une façon d’exister ensemble, dehors.

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N’importe où, sauf …

La philosophe allemande Hannah Arendt l’exprimait déjà lorsqu’elle comparait l’espace public à une lumière dans laquelle on se trouvait exposée. Marcher par exemple, c’est être exposé aux éléments - la grêle, le vent, le froid etc. C’est être soumis à une forme de vulnérabilité tout en faisant l’expérience d’être traversé par une énergie. Mais chaque fois que nous nous trouvons dans l’espace public, nous nous soumettons aussi aux regards des autres, à leurs jugements. Cette exposition dans l’espace public exige donc pour tout un chacun, une forme de courage. Et ce courage, Laëtitia l’éprouve chaque jour et propose au public de le vivre durant son parcours en passant une nuit avec elle : « une nuit partagée » avec des dizaines de lits entreposés dans un lieu insolite, « n’importe où, pourvu que ce ne soit pas dans une chambre à coucher ».

Do you want to « Sleep out » ?

En 2007, un collectif nommé "Stalker" - croisement entre art, architecture et urbanisme - avait eux aussi proposé aux habitants de Rome des « Sleep Out ». Ne pouvant rester indifférent face à l’arrivée massive des réfugiés en Italie et dans le souhait de sensibiliser la population à l’émergence en Europe d’un phénomène planétaire (celui des exclus, des bidonvilles, des économies alternatives), le collectif a proposé à la population de dormir dehors avec eux. Ce collectif prônait aussi la marche comme façon d’habiter le monde, considérant qu’elle permettait de nous relier et d’observer ceux que nous ne savons pas toujours voir autour de nous.

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Si le lit est classiquement l’endroit où l’on se couche, c’est aussi l’endroit où l’on se réveille. Et c’est peut-être le point névralgique de la démarche de Laëtitia lorsqu’elle scande au micro d’Inter « on ne dort pas, on marche ! Et nous sommes plusieurs ». En plus de la marche et des nuits partagées, Laëtitia écrit un spectacle en constante évolution. Chaque arrêt donne lieu à un récit mis en scène et en partage qui s’imagine au fil des rencontres et du parcours. Elle raconte "les bruits du monde" dit-elle. Et depuis son départ, la France est sous le joug d’un bruit assourdissant, un brouhaha médiatique et métallique constant depuis les élections européennes du 9 juin. Laëtitia est au plus proche de ces voix et de ces affects qu’elle côtoie, traverse, absorbe et dont elle entend surtout de la peur. "Je n’ai jamais subi de violence, ni d’insultes, mais de la confusion souvent. Nous ne sommes pas toujours d’accord" ajoute-elle, "mais au moins, on discute". Et si ce bruit blanc qui altère toute réalité objective et qui donne l’illusion de couvrir chaque fréquence de notre spectre auditif masquait finalement un désir simple : celui de se parler.

27 heures et 17 minutes

À son arrivée au Havre, Laëtitia a donné une représentation fleuve et performative de 27 heures et 17 minutes, soit exactement 1637 minutes — le nombre exact de kilomètres parcourus. Mais au-delà de ces chiffres, son périple révèle que la véritable traversée n’est pas celle des kilomètres, mais celle de nos relations, et des mondes qu’elles peuvent faire émerger. Son lit, à la fois familier et inattendu, a été un point de ralliement, une invitation à renouer avec ce "Nous" qui se construit dans la rencontre, hors des cadres habituels. L’espace public, rempli de lieux où l’on se croise, s’évite, se frotte, se salue, et parfois s’ignore, devient alors une scène où l’on peut réapprendre à se rencontrer. Des lieux que nous empruntons pourtant chaque jour et auxquels on devrait toujours croire, au détour d’une rue, à la promesse d’une rencontre.

Sylvain Marchand
Responsable du Pôle Ressource-Transmission à l’Atelier 231

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Laëtitia Madancos a traversé la Normandie du 13 juillet au 25 août
Le 13 et 14 juillet : Val-de-Reuil à la base de plein air et loisirs de Lery
Le 15 juillet : Pont de l’Arche
Le 17 juillet : Tourville-la-Rivière
Le 18 juillet : Sotteville-lès-Rouen, où elle dormira avec les résidents du Centre Hospitalier Bois Petit
Un arrêt de 3 jours à Rouen du 19 au 21 juillet avec la complicité de Rouen Normandie Métropole et l’Atelier 231.
Le Vendredi 19 juillet de 16h à 19h : installation performative de la chambre à coucher - Place du Vieux Marché, Rouen.
Le Samedi 20 juillet de 14h à 18h : rencontres et échanges avec la performeuse et son équipe - Place du Vieux Marché, Rouen.
Le Samedi 20 juillet de 21h à 9h : Nuit partagée au Hangar 108 (Gratuit, sur réservation - à partir de 8 ans accompagné). 108, allée François Mitterrand, Rouen. Réservez la Nuit Partagée
Le Dimanche 21 juillet de 13h à 15h30 : Atelier Horde. Vous êtes invités à prendre part à des ateliers d’écriture, de création, et à des actions collectives (Gratuit, sur réservation) à l’historial Jeanne D’Arc, Rouen. Participez aux ateliers
Le Dimanche 21 juillet à 17h : Le Récit de la chambre à coucher. Spectacle participatif en espace public – durée 1h00 – (Gratuit, Tout public) - Place du Veux Marché, Rouen.
Le 23 juillet : Val-de-la-Haye
Le 24 juillet : La Bouille … en vue d’atteindre Le Havre, sa ville d’arrivée à la fin du mois d’août.

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Sources bibliographiques

Habiter le monde. Essai de politique relationnelle. Felwine Sarr. Editions mémoires d’encrier. 2017.
Nos cabanes. Marielle Macé. Editions Verdier. 2019
TOI SANS QUI LE MONDE [Trajet d’une chambre à coucher]. Note d’intention.
Emission "Carnets de campagne" diffusée sur France Inter le 26 juin 2024.
La question du moment, Table ronde "Quels espaces pour les arts de la rue ?" Festival d’Aurillac, 5 octobre 2021 - Introduction de Frédéric Gros
Walkscapes. La marche comme pratique esthétique. Francesco CARERI. Éditions Jacqueline CHAMBON. 2013
L’Espace Public. Thierry PAQUOT. La découverte. 2009

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TOI SANS QUI LE MONDE [Trajet d’une chambre à coucher] a bénéficié du soutien du dispositif Hors Cadre de l’Association des CNAREP